LE
GRAPHISME DÉCORATIF DU PEUPLE SHIPIBO-CONIBO
La pensée shipibo est métaphorique, elle procède
par analogie et établit un lien étroit entre toutes choses.
Les dessins qui ornent les poteries et les divers objets de leur artisanat,
des broderies de leurs vêtements
traditionnels à leur maquillage lors des fêtes et cérémonies,
relèvent d'une représentation de maillages,
de réseaux, de labyrinthes propre à leur culture.
Le graphisme de l'artisanat correspond aux dessins dont est ornée
la peau de l'anaconda.
Pour les Shipibo, l'anaconda est à l'origine de la création
et représente l'esprit de l'eau.
Dans le chamanisme de la région de l'Ucayali, on désigne
les dessins des broderies et des décorations
par le nom de "Ronin" qui signifie l'anaconda. On peut penser
que ce symbole correspond à l'origine du vivant.
Ces dessins sont très spécifiques de ce peuple de la forêt
amazonienne.
Transmis par imitation, de génération en génération,
on pourrait penser à un langage permettant
aux Shipibo de communiquer entre eux ou de se reconnaître comme
appartenant à la même ethnie.
Lorsque l'on regarde avec attention ces dessins très typés,
lesquels sont à chaque fois différents,
variés à l'infini par leurs auteurs, on est frappé
par l'aspect vibratoire de l'ensemble de chaque representation.
Ceci est rendu particulièrement sensible au niveau des broderies
et des tissus peints qui nous font découvrir
de véritables tableaux abstraits,sauf si l'artisan, et j 'aurais
plutôt tendance à dire l'artiste, inclut
la représentation d'un animal ou des formes géométriques
précises. A l'origine, les dessins étaient tracés
à angle droit, alors qu'actuellement on utilise aussi les courbes.
Ces variations qu'apporte chaque personne dans la réalisation de
l'ensemble de chaque décor des broderies
ou des peintures reflètent bien évidemment le monde intérieur
de l'artiste à travers son vécu au moment du tracé.
On peut aussi penser que l'aspect vibratoire du résultat final
est une résurgence du monde, ô combien mouvant
et vibrant, auquel accèdent les Shipibo dans leurs visions lors
de la prise de la plante psychotrope
Ayahuasca, pratique pour eux assez courante, séculaire et donc
inscrite dans leur mémoire cellulaire.
Il est intéressant de préciser que ces dessins se font à
main levée et que l'on ne suit pas un modèle préétabli,
comme dans l'art de la tapisserie où l'on copie un carton, ou bien
la broderie européenne où des dessins et
des points sont souvent reproduits et donnent des résultats d'une
grande perfection.
A travers une certaine imperfection dans la réalisation des "œuvres"
de ce peuple on peut en déduire une indifférence
envers la perfection et une insoumission à un modèle imposé,
qui rendent ces ornements frémissants de vie.
On pourrait comparer cette façon d'aborder leur art à
celle des jazzmen ou de tout musicien qui improvise,
qui se soucie plus de ce qu'il vit dans l'action, "du faire",
plutôt que dans la recherche de perfection
de l'interprétation d'une œuvre écrite, pensée
par un compositeur.
Ce peuple de chasseurs - pêcheurs a toujours vécu au jour
le jour, préoccupé par le souci de trouver
sa nourriture journalière, vivant dans l'instant présent,
ne se projetant guère dans l'avenir.
Sans doute que vivre dans le présent, confronté aux nécessités
prioritaires de survie, aiguise l'attention
à l'environnement mais aussi incite davantage à "être",
plutôt qu'à se projeter dans des désirs futurs.
Leur tradition est orale, que ce soit leurs chants, leurs danses, leur
artisanat, leurs mythes ainsi que
leur connaissance très étendue des plantes médicinales,
acquise au cours de siècles d'expérience
et de recherche, et c'est bien là ce qui fonde leur identité.
Ce sont les femmes qui exécutent les travaux d'artisanat (broderies,
poteries, bijoux, décorations…)
et de jardinage, alors que la peinture et la sculpture sont plus le
fait des hommes .
Dans les sociétés communautaires primitives, les femmes
avaient donc un rôle de transmission du savoir
et de la création, un rôle de gardiennes de la création
et des créatures, tandis que les hommes avaient
un rôle d'action (chasse, pêche, guerre…).Cette répartition
des rôles donnait une société équilibrée.
L'art de la poterie est le fait des "anciennes". A l'origine,
les grandes poteries anthropomorphiques
étaient des urnes funéraires.
Cette situation perdure dans les communautés où les femmes
gardent la coutume des travaux d'art.
Mais, tout en n'étant pas considérée comme subalterne,
cette place dans la société les met en porte-à-faux
avec la réalité présente, dans laquelle la nécessité
fait loi, et où ,bien sûr, se livrer à un travail
artistique non rentable équivaut à développer une
sorte de paresse, un sentiment d'inutilité.
Ceci crée nombre de malentendus entre les communautés
shipibo et les métis qui, en tant que réfugiés
la plupart du temps, sont dans un processus d'acculturation largement
entamé
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